Les séries télévisées turques : raisons d'un succès


Depuis quelques années, les séries turques connaissent un succès retentissant dans le monde arabe. Soft-power de taille (voir la polémique récente suite à leur déprogrammation par la chaîne saoudienne MBC1), ce ne sera pourtant pas cet aspect-ci du phénomène qui sera traité dans cet article. En effet, il s'agit davantage d'étudier le succès de ces feuilletons, à travers une analyse des valeurs qu'ils prônent et de leur retentissement auprès des peuples du Maghreb et du Levant.

A base de romance, de drame historique ou d'action politique, les séries turques proposent un panel relativement varié en termes de thèmes abordés ; et si toutefois les femmes demeurent incontestablement le public visé, les nouveaux modèles masculins présentés par ces feuilletons suscitent également l'intérêt de certains hommes. Le feuilleton La Vallée des Loups (en VO, =Kurtlar Vadisi), narrant les péripéties d'un commando turc chargé d'éliminer un commandant israélien, présente des héros aux allures de James Bond orientaux, permettant aux jeunes garçons de s'identifier à des personnages leur ressemblant davantage que ceux des superproductions américaines.
Plus encore, la diffusion de ces séries à heure fixe entraîne une fidélisation des spectateurs, rassemblés en famille devant le petit écran. Sara, jeune marocaine de 28 ans, raconte : « Au début de la série, j’étais enceinte et j’étais tellement fan que j’ai appelé ma fille Manar, comme l’héroïne de la série. Aujourd’hui, ma fille a deux ans et nous regardons le feuilleton ensemble. Dès que la musique du générique du début commence, ma petite fille saute de joie pour me prévenir »2. La diffusion des épisodes s'impose dès lors comme un moment sacré dans la journée. Najwa, fonctionnaire de l'Autorité palestinienne, confie : « Hier, ma sœur m'a virée de chez elle parce que sa série fétiche commençait. Chaque soir, il m'est impossible de coucher ma fille de 9 ans avant la fin de l'épisode »3. Au sein de sociétés en proie à de violents conflits depuis des années, ce rituel se révèle être une réelle bouffée d'air frais : c'est le cas à Gaza, au Yémen ou encore en Irak, où les allées se vident dès que retentit le générique de Nour (Gümüş).


Les héros du feuilleton Noor

A travers les modèles et valeurs véhiculé.e.s, ces séries s'avèrent être une source d'influence remarquable pour les spectateurs arabes. Dans la veine des cultural studies, plaçant en leur cœur la notion de réception, le psychosociologue marocain Mohssine Benzakour souligne que « La passivité et l’absence d’esprit critique font en sorte que la construction mentale se base sur l’émotion que les spectateurs de ces séries éprouvent lorsqu’ils réagissent comme si les personnages existaient dans la réalité, car ils en ont acquis une perception plus complexe et plus profonde, dans laquelle l’affect tient une grande place. Et c’est ainsi que ces séries deviennent un modèle cognitif idéalisé »4. De nombreux.ses petit.e.s Mohannad et Nour ont vu le jour suite à l'amour porté par leurs parents pour le couple turc le plus glamour du petit écran ; et ce mimétisme s'illustre de manière particulièrement frappante à travers un recours accru à la chirurgie esthétique, dans le désir de correspondre aux nouveaux canons de beauté exaltés par ces feuilletons.5
La proximité culturelle entre spectateurs et personnages est très certainement la raison principale du succès de ces séries. En revisitant les codes occidentaux du genre, celles-ci proposent une alternative hybride, à mi-chemin entre modernité et tradition culturelle islamique. En témoignent les différents pendants turcs de séries américaines à succès; le scénario est dès lors adapté aux bonnes mœurs, si bien que dans Umutsuz Evkadinlari , l'adaptation turque de Desperate Housewives, le personnage d’Andrew Van De Kamp, homosexuel dans la version américaine, n’est plus qu’un simple voyou. Malgré leurs points communs avec les acteurs d’Hollywood, les acteurs turcs restent musulmans : ces feuilletons désirent donc établir le juste équilibre entre traditions islamiques et modernité à l'occidentale. En outre, Hulya Ugur Tanriöver, maîtresse de conférences à l'Université de Galatasaray, explique que « Le décor leur est familier. Les références sont similaires, les codes, aussi : les hommes se déchaussent avant d'entrer dans le salon et toutes les générations se rassemblent autour de la table pour dîner. Les scènes de repas familial, c'est l'équivalent du canapé de la sitcom américaine »6.

Les héroïnes du Desperate Housewives turc, Umutsuz Evkadinlari

Notons que ces séries ont pu être saluées pour le discours féministe que certain.e.s ont pu y déceler, à commencer par le traitement du couple (hétérosexuel) et de la place qu'y occupent l'homme et la femme. La série Nour, citée précédemment, en est une illustration saisissante : Mohannad, héros délicat et sensible, y défie le modèle classique de l'homme viril sévère et impassible. Usant des ressorts de la proximité culturelle et de l'identification des spectateurs qu'elle permet, ces séries semblent tracer la voie vers une transition « à la turque », visant à instaurer une relation amoureuse plus équilibrée. Les femmes interviewées par différents journaux du monde arabe sont unanimes : elles sont fascinées par la représentation de cette relation, que certaines jugent si éloignée de leur réalité quotidienne. Na'ama Hegazy, jeune Cairote de 25 ans, affirme que Nour a influencé sa manière d'envisager son futur : « Je veux un homme romantique qui se comporte avec moi comme Mohannad se comporte avec sa femme. Il lui offre des fleurs tous les jours et lui susurre des mots doux »7. Une jeune Saoudienne confie au Washington Post : « Ce couple symbolise l’amour romantique qui manque à notre culture. C’est certes un peu exagéré, mais il est bien que les hommes voient ce type d’amour, même si ce n’est qu’à la télévision »8. Hamdan, chauffeur de taxi yéménite, constate quant à lui que « Dans notre culture, l’homme est supérieur à la femme. Et, dans cette série, on voit chacun faire des concessions pour que ça fonctionne »9.
Réelles sources d'inspiration pour de nombreuses femmes du monde arabe, ces séries ont « ouvert les yeux des femmes saoudiennes » selon l'autrice et activiste féministe saoudienne Dr. Fawzaya Abu Khalid : « Les hommes se sentent menacés car c'est la première fois que les femmes ont un modèle en fonction duquel ils peuvent être comparés. C'est la première fois qu'elles se rendent compte que leurs maris se comportent mal, et qu'ils n'est pas normal qu'elles soient traitées de cette façon, qu'il existe des hommes bons dans ce monde »10. Plus encore, en dressant le portrait de femmes fortes, ces feuilletons semblent affirmer la possibilité de conjuguer vie familiale et carrière professionnelle tout en conservant son indépendance.

Enfin, ces séries, en traitant de thématiques telles que le viol ou l'avortement, se proposent de briser les tabous : la série Fatmagül'ün Suçu Ne ? (« Quel est le crime de Fatmagül ? ») met en scène une jeune femme forcée d'épouser l'un de ses violeurs. Elle parvient finalement à porter plainte contre lui : la scène du jugement est poignante en ce que sont présentes de réelles victimes d'agressions sexuelles, effaçant le temps d'un instant les frontières entre réalité et fiction. Si ces séries s'inscrivent indéniablement dans un système de références patriarcal, elles dressent sans conteste un portrait de la femme dans tout ce qu'elle a de plus nuancé, l'humanisant, et de fait, offrant la chance à des milliers de spectatrices de rêver d'une vie meilleure.

S.M.

1https://www.courrierinternational.com/article/les-feuilletons-turcs-victimes-collaterales-de-la-geopolitique
2https://lematin.ma/journal/2016/les-series-turques-continuent-a-cartonner/239982.html
3http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/08/27/nour-feuilleton-romantique-turc-enfievre-des-millions-de-femmes-arabes_1088410_3214.html
4https://lematin.ma/journal/2016/les-series-turques-continuent-a-cartonner/239982.html
5https://www.courrierinternational.com/article/les-feuilletons-turcs-victimes-collaterales-de-la-geopolitique
6http://www.telerama.fr/television/amour-gloire-et-bosphore-istanbullywood-l-usine-a-fictions,120648.php
7http://worldblog.nbcnews.com/_news/2008/07/31/4376465-soap-opera-upends-traditional-arab-gender-roles
8http://www.turquieeuropeenne.eu/television-une-serie-turque-seme-la-zizanie-dans-les-couples-arabes.html
9http://www.turquieeuropeenne.eu/television-une-serie-turque-seme-la-zizanie-dans-les-couples-arabes.html
10http://worldblog.nbcnews.com/_news/2008/07/31/4376465-soap-opera-upends-traditional-arab-gender-roles

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