Retour sur les manifestations en Iran (décembre 2017 - janvier 2018)
Le
28 décembre 2017, des manifestations éclatent dans
l'est iranien, à Machhad, deuxième ville du pays. Ce mouvement,
nourri par une frustration en réaction à l'inflation et au taux de
chômage alarmant, s'est rapidement étendu : géographiquement,
gagnant plus de cinquante villes de province, ainsi que la capitale
iranienne ; politiquement, les contestations visant un régime
considéré interventionniste à outrance, au détriment de la
gestion intérieure du pays. Ces manifestations ont rassemblé des
milliers d'Iraniens pendant un peu plus d'une semaine : le bilan s'élève à vingt-cinq tués, et entre quatre et sept mille arrestations.
Si
l'on a pu parler de « Révolution de l’œuf » pour
désigner ce mouvement, c'est car les contestations se sont d'abord
enracinées dans des causes profondément économiques. L'inflation,
heurtant principalement les produits de base,
n'est pas suivie par une augmentation des salaires. 12% de la population active est au chômage, chômage qui étouffe particulièrement les espoirs des jeunes diplômés, dont plus d'un cinquième seraient sans emploi.
Ce fort ressentiment animant les Iraniens trouve sa source dans une
frustration relative (relative
deprivation),
avec des inégalités de richesse toujours plus importantes entre les
plus aisés et les mostazafin,
classes populaires dont la République islamique iranienne s'est juré
la protection depuis 1979.
« Ni
Gaza, ni Liban, je voue ma vie à l'Iran »
s'est
révélé être l'un des slogans les plus populaires lors des
manifestations :
ce
n'est en effet pas une coïncidence si celles-ci s'inscrivent dans un
contexte d'interventionnisme croissant de l'Iran dans la région
moyen-orientale. Avec un engagement sur les terrains syrien et
yéménite,
ainsi qu'à travers le soutien financier et logistique du Hezbollah
libanais et du Hamas, la politique étrangère
iranienne est particulièrement coûteuse. L'intervention syrienne, à
elle seule, représenterait un manque à gagner de plusieurs centaines de millions de dollars annuellement.
Si ces interventions militaires permettent à l'Iran de s'imposer
comme la puissance incontournable de la région – on citera le
discours du président Hassan Rohani au mois d'octobre dernier, se
targuant du fait qu'« En Irak, en Syrie, au Liban, en Afrique du Nord, dans la région du golfe Persique, on ne peut mener une action décisive sans tenir compte du point de vue iranien » –, elles
expliquent également ce sentiment d'abandon qui croît
chez l'Iranien lambda, cette impression d'avoir été délaissé au
profit d'un jeu d'échecs stratégique dont la partie se joue outre
les frontières persanes.
Sentiment d'abandon amplifié par la gestion désastreuse du séisme
ayant causé la mort de plus de cinq cents personnes en novembre
dernier.
Ces
manifestations témoignent d'un désenchantement croissant de la
population iranienne quant au régime politique hérité de la
Révolution de 1979.
Si, selon certains observateurs, les contestations, ont été fomentées par les opposants conservateurs afin de
fragiliser l'assise du Président Rohani, elles se sont pourtant
montrées particulièrement virulentes à l'égard du Guide Suprême
Ali Khamenei, « Mort
au dictateur »
figurant
parmi les slogans scandés dans les rues des provinces iraniennes.
En ce sens, ce mouvement révèle un manque de confiance profond
envers les factions politiques, quelle que soit leur couleur ;
et si les autorités iraniennes sont parvenues à mettre un terme aux
manifestations, ces dernières ont indéniablement porté un coup
réel à un pouvoir perçu par beaucoup comme illégitime car
profondément corrompu. Abdolfazl Ghadyani, ancien prisonnier
politique, souligne que « le coupable principal est Ali Khamenei. Les institutions qu’il contrôle possèdent 60% de l’économie iranienne et continuent en toute impunité à piller la richesse nationale et les biens publics ».
Les Gardiens de la Révolution exercent en effet une mainmise sur la
manne pétrolière, et bénéficient de concessions très
avantageuses notamment dans les secteurs de l'énergie et de la
construction d'infrastructures, sans que celles-ci n'aient de rapport
avec leurs activités militaires.
Ces
contestations ont été jugées par certains comme
orchestrées par les ennemis de l'Iran : l'ayatollah
Khamenei n'a pas hésité à pointer du doigt Washington, accusant « les ennemis (de l'Iran) [de s'être] unis en utilisant leurs moyens, leur argent,leurs armes [...] et leurs services de sécurité pour créer des problèmes au régime islamique ».
Position consolidée par le soutien affiché de Donald Trump aux
manifestants, dès lors considéré comme le fomenteur de ce
mouvement. En taxant les manifestants d'« agents de
l'étranger » ou d'« antirévolutionnaires »,
cette rhétorique aux allures complotistes permet de délégitimer
leurs contestations, et entend réorienter la colère du peuple
iranien vers l'ennemi occidental, justifiant par la même la
répression par les autorités. Ce
discours
empêche dès lors toute critique à l'égard du pouvoir, sous
risque d'être considéré comme un ennemi de l'intérieur.
Afin
d'appréhender les dynamiques de ces manifestations dans toute leur
nuance et leur complexité, il
est nécessaire de revenir sur les élections présidentielles
tenues en mai 2017. Celles-ci ont vu s'affronter le réformiste
Hassan Rohani pour un deuxième mandat, et le conservateur Ebrahim
Raisi, soutenu par le clergé. Avec près de 70% de participation,
ces élections ont porté à la tête du pays Hassan Rohani, avec 57%
des voix, soit une large majorité.
Les Iraniens ont, à travers ce choix, exprimé leur volonté de
réformisme et d'ouverture vers l'Occident.
Depuis 2013 et le premier mandat de Rohani, il est indéniable que la
situation économique iranienne s'est améliorée : l'inflation est passée de 35% en 2013 à 9% en 2017 ;
les exportations ont augmenté et la
balance commerciale a été rééquilibrée.
Citons également l'accord sur le nucléaire de juillet 2015,
permettant à la puissance iranienne de tirer profit de ses
ressources pétrolières. Mais,
si
ce dernier a souvent été présenté comme la panacée, ses
retombées économiques n'ont pourtant pas été à la hauteur des
espérances de la population. L'universitaire
Ali Fathollah-Nejad souligne que « Les promesses de Rohani quant au fait que la reprise du commerce avec le monde extérieur bénéficierait à l’Iranien moyen ne se sont jamais matérialisées »,
alimentant dès lors la déception du peuple iranien, dont les
espoirs, placés en la personne de Rohani, se sont progressivement
flétris.
Le
système politique iranien se distingue par sa structure atypique. Le
Président de la République, élu au suffrage universel direct pour
un mandat de quatre ans renouvelable une fois, représente la
légitimité politique : il cohabite avec la Guide de la
Révolution, réel chef de l'Etat, incarnant quant à lui la
légitimité religieuse. La rivalité entre les deux institutions
s'illustre très clairement dans la relation entre Hassan Rohani,
réformiste, et l'ayatollah Ali Khamenei. Rohani
se
retrouve donc confronté à un dilemme que l'on pourrait qualifier de
cornélien :
élu sur un programme réformiste tant en matière économique que
sociale, adopter une attitude répressive face aux revendications
populaires, comme cela lui a été dicté par les conservateurs,
entacherait
la réputation de l'Iran à l'international, puissance longtemps
marginalisée et dont l'ouverture
progressive a été signée par l'accord
sur le nucléaire. Notons
dès lors que, si Rohani a dans un premier temps reconnu les
revendications socio-économiques et politiques portées par les
manifestants, son discours a rapidement été éclipsé par celui de
l'ayatollah Khamenei, virulent et accusatoire.
En
juin 2009, des manifestations éclatent suite à la réélection du
conservateur Mahmoud Ahmadinejad, accusé de fraude électorale.
Cantonné à la capitale, le « Mouvement vert » a été
principalement porté par les classes moyennes urbaines, réunies
par le désir de donner un souffle démocratique au régime politique
iranien.
Au contraire, les manifestations
de décembre 2017 ont émergé dans les provinces périphériques de
Téhéran, atteignant même la ville de Qom, qui compte parmi les
lieux saints du chiisme.
Rassemblant
le cadre et l'ouvrier, l'étudiant, le syndiqué, et également des
figures religieuses, ce mouvement s'est révélé être très
largement représentatif de la population iranienne et de ses
aspirations.
S'il
s'est rapidement essoufflé, contrairement aux manifestations de
2009, il traduit néanmoins une défiance accrue vis-à-vis du
régime.
Politiques
corrompus, jeunesse désabusée, austérité et mœurs religieuses
étouffantes : l'Iran n'en a pas le monopole, et ce sont en
réalité des caractéristiques communes à l'ensemble
moyen-oriental, si bien que les manifestations du peuple iranien ont
effrayé de nombreux régimes, dont l'Arabie Saoudite. Le royaume
wahhabite se caractérise en effet par des budgets fortement
déficitaires et une très forte inflation ; en outre, dans le
cadre du bras de fer opposant les deux géants de la région,
l'Arabie Saoudite dépense des sommes astronomiques, chiffrées à
des milliards, dans ses interventions militaires, en particulier sur
le terrain yéménite. Le roi Salmane ben Abdelaziz a décidé
d'intervenir afin de maintenir le pouvoir d'achat des Saoudiens et de
se prémunir contre des revendications similaires à celles portées
par le peuple iranien ; mais cette paix sociale, achetée pour 5 milliards de riyals (soit 11,4 milliards d'euros),
n'est qu'une solution de court terme, et ne remplace en rien les
réformes structurelles qui doivent être accomplies, aussi bien
économiquement que politiquement. Dans le cas contraire, l'histoire
sera vouée à se répéter, non plus comme une tragédie, mais comme
une farce.
S.M.
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