Critique : « Téhéran Tabou » d'Ali Soozandeh (2017)
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Téhéran
Tabou
est un film d'Ali Soozandeh, à
l'affiche des cinémas français en octobre 2017. Projeté une
première fois à la Semaine de la critique de Cannes,
ce premier long-métrage du réalisateur iranien s'efforce de
dessiner le portrait d'une
société iranienne méconnue du public occidental, société qui est
devenue un lieu-commun de la dénonciation depuis l'avènement de la
République Islamique.
Le
film suit le destin de quatre personnages, dont les pas se croisent à
travers le film : une prostituée qui lutte pour
divorcer du père de son jeune fils; une épouse coincée au
sein d'une belle-famille oppressante, en proie à une lutte contre
ses démons intérieurs ; un jeune musicien dont le travail est
constamment censuré par les autorités ; et cette fille qu'il
rencontre lors d'une soirée, qu'il dévirginise alors même qu'elle
est promise à un autre. Ali Soozandeh parle de sexe (par
amour comme par nécessité), de drogue (par
envie comme par fatalité), et de corruption ; c'est
une plongée, tête la première, dans ce qui pourrait être
considéré comme la face sombre de la société téhéranaise.
Indéniablement, Téhéran
Tabou
se distingue par son esthétique : Ali Soozandeh a utilisé la
technique de la rotoscopie, rendue célèbre par Ari Folman et son
Valse
avec Bachir
(2008). Les comédiens sont filmés dans un studio à Vienne devant
des fonds
verts, auxquels sont incrustées par la suite par les rues de la
capitale iranienne.
Les acteurs sont quant à eux anonymisés : leur voix et leur
visage sont ainsi modifiés en post-production. Si ce choix est un
parti
pris artistique ingénieux, il est également né d'un impératif
politique, le réalisateur vivant en exil en Allemagne, interdit de
retour en Iran.
La
quête effrénée vers la liberté ainsi que les obstacles qui se
dressent sur son chemin tiennent réellement place de leitmotiv
central au film. Se multiplient les plans sur des envolées d'oiseaux
dans un ciel cramoisi, le tout sur un fond musical teinté de
mélancolie.
Les
personnages s'évertuent, avec peine, à prendre leur envol – dans
un sens figuré comme littéral.
Dans une société conservatrice où abondent les interdits, prend
forme
la lutte pour la liberté de création, la liberté de travailler, la
liberté de se défaire d'un passé encombrant. Trois
des personnages principaux étant des femmes, les problématiques
liées au statut de ces dernières sont également mises en avant par
Ali Soozandeh. Le
film a le mérite de présenter, en
une heure et demie de temps,
un panorama assez large de différents rôles embrassés par les
Iraniennes : de la fille de joie indépendante à l'épouse
malheureuse, en passant par la jeune femme en quête d'émancipation
et la belle-mère envahissante, elles évoluent toutes sous les yeux
d'un spectateur touché
par leurs parcours de vie.
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La
société iranienne est perçue, à travers le regard du réalisateur,
comme profondément schizophrène et en proie à ses contradictions
internes. Le ton est donné dès
la scène d'ouverture du film : la passagère fait une fellation
au conducteur de taxi, fellation interrompue lorsque ce dernier
aperçoit sa fille dans la rue, tenant la main d'un homme. Cohabitent
donc au sein de cette ville tentaculaire qu'est Téhéran les
interdits religieux, les mollahs, les Gardiens de la révolution
veillant au respect des bonnes mœurs... et les fêtes
endiablées, le sexe dans les toilettes de boîte de nuit, l'alcool
coulant à flot et arrosant les rêves flétris d'une jeunesse
désabusée. « Téhéran Tabou raconte la face B d’une nation où la société a beaucoup cadenassé depuis la révolution islamique de 1979 » :
le film d'Ali Soozandeh se veut le miroir de cette double morale,
celle que l'on arbore en arpentant les rues de la capitale, et celle
que l'on revêt une fois le rideau tombé, à l'abri des
regards inquisiteurs.
Ce
tableau sombre, tout en nuances
de couleur mais sans réelle nuance de jugement, s'engouffre
doucement mais sûrement dans un
travers fatal : la caricature. Il ne s'agit pas ici de
remettre en cause le propos du réalisateur dans
son intégralité : comme tant d'autres sociétés
moyen-orientales, la population iranienne nourrit –
en partie – des aspirations évoluant dans un sens contraire
aux normes fixées par la loi, et le religieux y reste extrêmement
prégnant. Ceci explique et
conforte la rhétorique de double morale susmentionnée ; mais
ce focus omniprésent sur le sexe et la drogue ainsi que le portrait
qui est fait des hommes religieux, sont tous deux à questionner. Ces
derniers sont systématiquement représentés comme d'impitoyables
législateurs à l'insatiable appétit sexuel, n'ayant aucun scrupule
à prêcher la parole divine avant de retourner se pâmer dans les
bras d'une prostituée soudoyée. Le propos du réalisateur tend donc
à blesser la poésie de l'image, si ce n'est l'esthétique du film
dans son ensemble.
La
critique de Première est, en ce sens, extrêmement révélatrice du travers caricatural dans
lequel sombre le film :
« Trois
destins qui racontent les contradictions d’une société stratifiée
où le sexe, la drogue et la corruption sont planqués sous le voile
de la morale et de la religion. Les Ayatollahs dodus changent de
concubines tous les jours,
les hommes mettent en cage leurs femmes avant d’aller dans les
boites de strip et la drogue s’échange dans la rue, sur le capot
des voitures. Le réel. Dur comme le bitume ».
Outre cette rhétorique à la pauvreté lourde et obscène, ce sont
réellement les raccourcis douteux qui sont sujets à faire réagir.
Comment pouvons-nous, en tant qu'Occidentaux n'ayant pour la plupart
jamais mis un pied en Iran, déclarer ce film comme étant « réel,
dur comme le bitume » ?
Car il correspond à cet imaginaire que nos chers médias et
politiques s'efforcent depuis des années de nous faire ingurgiter ?
Non seulement cette vision est réductrice, grossière, raciste ;
elle est également dangereuse, dans son approche essentialisante
d'une société pluri-millénaire dont la diversité n'a d'égale que
sa complexité. Elle perpétue des clichés ancrés dans des
centaines d'esprits sur cette sanguinaire, si redoutée et ô combien
fantasmée, République islamique d'Iran.
Là
où le Persepolis
de Marjane Satrapi (2007) réussissait le pari du tragi-comique,
oscillant entre dénonciations farouches du régime et tranches de
vie attendrissantes dans leur banalité, Téhéran
Tabou
demeure une fresque sombre de bout en bout, dont la chute finale
signe le paroxysme, à la manière d'une tragédie grecque dont le
chœur aurait sonné l'issue dès les premiers instants. Reste le ton
froid, tranchant, sans appel, alourdi par l'ombre pesante de la
fatalité. Le spectateur sort de cette immersion au cœur de vies
brisées avec un goût de surenchère et de perplexité. S.M.
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