Démocratie, féminisme et Islam



Tout d’abord le titre de la conférence nous interpelle et a particulièrement attisé ma curiosité. Comment les intervenantes traiteront-elles ces questions sans tomber dans un énième débat sur le voile ou sur l’incompatibilité de la religion avec la démocratie ? Organisée par le collectif France-Maghreb le 21 octobre 2017 au Centre culturel de Villeurbanne, elle comptait sur la présence de quatre intervenantes :

  • Faouzia Farida Charfi est physicienne et professeure à l’Université de Tunis. Militante de la première heure dès la présidence de Habib Bourguiba, elle a été nommée Secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur dans le gouvernement provisoire issu de la révolution du 14 janvier 2011. Elle en a démissionné peu après pour reprendre sa liberté d’action. Elle est l’auteur de La science voilée (2013) et de Sacrées questions… Pour un islam d’aujourd’hui (2017), publiés chez Odile Jacob.
  • Pascale Crozon est conseillère municipale à Villeurbanne. De 2007 à 2017 elle fut députée de la 6e circonscription du Rhône. En tant que députée elle était engagée pour la lutte contre les inégalités et la pauvreté et en faveur des droits des femmes.
  • Stéphanie Latte Abdallah est historienne et politiste, chercheuse au CNRS. Ses recherches portent notamment sur l’histoire des réfugiés palestiniens, le genre et les féminismes dans les sociétés arabes et musulmanes, les mobilisations citoyennes et alternatives, les frontières dans les espaces israélo-palestiniens. Elle a publié et dirigé de nombreux ouvrages dont Le féminisme islamique d’aujourd’hui, Critique internationale n°46 ; Féminismes islamiques, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°128-2. Son dernier ouvrage (dirigé avec Cédric Parizot), Israël/Palestine. L’illusion de la séparation a paru en septembre 2017 aux presses universitaires de Provence.
  • Nadia Aïssaoui est titulaire d’une licence en psychosociologie à l’Université de la Sorbonne et d’un master II d’études féminines à Paris VIII. Elle a été coordinatrice d’un réseau international de femmes entre l’Asie, l’Afrique et l’Amérique Latine. Elle porte une attention particulière aux nouvelles formes d’organisation et de contestation des mouvements de femmes dans le monde arabe. Elle mène également dans ce cadre une réflexion sur l’utilisation du corps comme instrument de lutte pour l’affirmation de soi et la revendication des droits. Elle est par ailleurs membre de l’ONG, Fonds pour les Femmes en Méditerranée (FFMéd).   

            Les interventions suivantes avaient pour but de souligner l’universalité de la quête d’égalité et de constater ensemble que, depuis les années 1970, le courant féministe n’est pas monolithique car il dépend de la nature de l’oppression et des luttes dans le processus politique. Les quatre intervenantes vont donc présenter leur propre expérience et vision des luttes féministes.
     Pascale Crozon a un parcours remarquable, de 2007 à 2017 elle a été députée membre de la Commission des Affaires Culturelles et Sociales de l’Assemblée Nationale et déléguée régionale chargée des droits des femmes. Elle répond à l’invitation pour parler des racines de son engagement : le début de sa politisation est en partie dû à son père communiste, qui avait pour habitude de commenter le journal chaque jour à table. Par la suite, elle s’engage en constatant que les inégalités existent toujours depuis la marche des femmes à Versailles, la Révolution Française ayant échoué à donner une place à la femme dans la nouvelle étape qu’elle ouvrait.
     Mme Crozon veut rappeler l’héritage des femmes du XVIII et XIXème siècle : Le 5 septembre 1791 est proclamé Le manifeste de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges1, décapitée pour avoir dénoncé la montée en puissance de la dictature montagnarde. D’autres femmes aux noms oubliés ont initié la lutte féministe dans l’hexagone comme Pauline Roland (1805-1852) féministe socialiste2, Maria Deraismes (1828-1894) et tant d’autres…
     Elle évoque une autre date importante, 1944 : les femmes obtiennent enfin le droit de vote sous le gouvernement provisoire de la République Française car six fois de suite le Sénat avait refusé de mettre cette loi à l’ordre du jour3, puis le combat des femmes pour la libéralisation de l’IVG en 1975 et le 6 juin 2000 la loi sur la parité. Cependant il y a toujours un faible nombre de femmes maires, cela peut s’expliquer sur le mode de scrutin qui ne favorise pas à les mettre en tête de liste.
      La loi sur le harcèlement sexuel du 6 août 2012 est peut-être une avancée mais P. Crozon, qui a participé à son adoption, avoue que l’évaluation réalisée en 2016 a révélé peu d’effets dans la pratique car le harcèlement est très difficile à prouver. Même si l’efficacité et la pertinence de certaines lois peuvent se discuter, elle conclut sur le rôle-clé qu’a le législateur dans la lutte pour l’égalité car c’est un premier pas nécessaire vers un possible changement de comportement et de mentalité…

Faouzia Charfi a un profil quelque peu similaire, mais son histoire se déroule en Tunisie. Militante sous Bourguiba elle a ensuite participé au gouvernement de la révolution. Elle défend le fait que la soi-disant infériorité prêtée aux femmes dans l’islam est due au fiqh (corpus juridique) rédigé par des hommes pendant les trois premiers siècles de l’Islam, qui constitue la Shari’a (qui, dans son sens premier, signifie « guidance » et qui dans le sens courant renvoie à la loi islamique). Elle précise que sur les 6236 versets du Coran, seulement 200 sont à caractère juridique. A ce sujet on se rappellera les cours de notre professeur Haoues Seniguer !
Après l’indépendance de la Tunisie en 1956, le Code de la Famille est promulgué, juste avant la Constitution de 1959, qui ne prend pas source dans la Shari’a comme la plupart des Constitutions des pays musulmans. Cependant l’égalité restant incomplète, les associations des droits de l’homme dans les années 1980 et l’ATFD (association des femmes démocrates) dans les années 1990 exigent des avancées dans ce domaine. Dans les années 2000, sous le pouvoir de Ben Ali, les femmes démocrates demandent, par une pétition signée par plus de 1000 personnes (nombre conséquent en contexte dictatorial), l’égalité complète en héritage.
Les élections en Tunisie pour l’Assemblée Nationale Constituante ont respecté le principe de parité dans les listes, cependant les têtes de liste sont dans la majorité des cas la chasse gardée des hommes donc il n’y a pas de réel aboutissement dans ce domaine.  
Il faut rappeler que la Convention contre l’Élimination de toutes les Formes de Discrimination contre les Femmes a été signée en 1985 par la Tunisie mais celle-ci a émis des réserves en demandant aux pays signataires de tenir compte des « spécificités tunisiennes » considérant la question de l’héritage comme une prérogative nationale alors que cette inégalité va à l’encontre de l’égalité proclamée dans la Constitution. Néanmoins, en avril 2017, la Tunisie a levé les réserves à l’ONU, ce qui a déclenché une bataille entre les modernistes, défendant un droit positif et ceux qui défendent un droit inspiré par la Shari’a, bataille étant toujours d’actualité.
La loi contre les violences faites aux femmes votée le 26 juillet 2017 au Parlement renforce la protection des victimes et reconnaît les violences physiques, morales et sexuelles. On estime qu’elles ne sont plus de l’ordre du privé. Le procureur peut engager des poursuites judiciaires et le retrait d’une plainte - souvent par peur de représailles - n’arrête pas l’engagement des poursuites suite à la modification de l’article 287 bis du code pénal qui supprime également la possibilité d’abandon des poursuites lorsqu’une personne ayant abusé sexuellement d’une mineure de moins de 15 ans se marie avec sa victime. Quant au mariage des femmes avec des non musulmans, il n’avait jamais été interdit légalement mais était simplement contenu dans une circulaire de 1973 : il a donc été officiellement réhabilité mais comme pour tous les sujets liés à la religion, la pression sociétale continue à s’exercer.
La commission pour l’égalité hommes-femmes active depuis août 2017 est composée de chercheurs islamologues de base laïque. Même si l’article 1 de la Constitution tunisienne est ambigu (« sa religion est l’islam ») Faouzia Charfi estime que cette ambiguïté est nécessaire pour prendre en compte la spécificité de la Tunisie, qui est un pays majoritairement musulman mais cela laisse la possibilité de dire que ce n’est pas la religion de l’État en tant que tel mais de sa population, et donc de suivre une voie laïque. 

Stéphanie Latte Abdallah, chercheuse au CNRS, cherche quant à elle à déconstruire le mythe d’un féminisme monolithique dans le monde arabo-musulman. Les féminismes islamiques (on insistera donc sur le pluriel) sont nés dans les années 1990, c’est un mouvement intellectuel mondialisé d’herméneutique et d’exégèse religieuse à partir de l’interprétation du Coran et du fiqh. Cette nouvelle théologie féministe constituait une révolution des normes et une appropriation de l’islam par les femmes, une prise de responsabilité. L’idée de celles-ci est simple résume-t-elle : « l’Islam, c’est nous aussi ».
Ce mouvement est parti de l’Iran, avec le magazine Zanan (signifiant « Femmes ») dans les années 1990 qui réalise les premiers travaux d’exégèse féminine. Parmi les figures qu’elle cite : Fatima Mernissi, Amina Wadud (afro-américaine convertie à un islam rigoriste qui évolue par la suite et s’engage pour le droit des femmes dans l’Islam et écrit en 1992 Qur’an and Women) et Asma Lamrabet (féministe marocaine auteure de Femmes et hommes dans le Coran : Quelle égalité ? 2012). Ces féminismes s’ajoutent aux mouvements féministes déjà existants et représentent une nouvelle génération dans les années 2000 dans le monde arabe. Selon S. Latte Abdallah on peut parler d’une troisième vague féministe qui serait une pluralisation des féminismes et non une continuité des anciens féminismes.
Dans les années 2000 ces courants deviennent plus radicaux et se centrent sur les textes pour placer l’islam dans une perspective intellectuelle. Ils se diversifient et se diffusent formant un mouvement transnational : comme le réseau Moussawa (« égalité » en arabe), le Comité Transnational Islamique ou la Junta islamica à Barcelone. Les femmes essaient de rentrer dans les institutions musulmanes déjà existantes puis le mouvement gagne la société civile et politique. Les féminismes islamiques sont nés dans les zones périphériques (Iran, Afrique du Sud, Indonésie, Malaisie) pour ensuite se propager dans les pays arabes. 
La chercheuse distingue trois courants principaux distingués par ces critères :
  • la manière dont les féministes vivent la religion et se situent dans ce champ
  • le positionnement intellectuel face à l’autorité religieuse
  • la manière dont elles envisagent l’islam et les normes de genre

Premier courant : les théologies intellectuelles critiques de l’islam

Ce sont des universitaires ayant acquis leurs savoir par des formations en sciences sociales et religieuses. Elles interpellent les textes et les institutions pieuses ; l’islam est important dans leur vie. Amina Wadud, par exemple, est professeure à la Virginia Commonwealth University mais est également Imam.
Oumaima Aboubaker, universitaire du Caire, considère comme seules sources sacrées le Coran et la Sunna et part du tafsir (commentaire) selon une approche holiste et inter textuelle. Ces figures contestent une approche littérale et distinguent la Shari’a du fiqh (qui est une traduction juridique par les oulémas des contingences historiques, donc forcément datées).
Elles révolutionnent les normes religieuses en prônant une conception universaliste car la femme n’est pas singularisée dans le Coran, il n’est pas genré et s’adresse à l’essence humaine, en cela il ne peut y avoir de rôles sociaux hiérarchiques. Le genre de Dieu n’est pas défini car il faut respecter le tawhid (unicité divine) il est irreprésentable et l’islam ne peut être vu comme une religion du Père, ni comportant des pères symboliques parmi ses prophètes. De même que l’imam est vu comme neutre en genre. Ainsi, une femme peut être mufti (interprète de loi musulmane). Les prières mixtes se font de plus en plus en Amérique et en Europe. Asma Lamrabet explique la sourate Les Femmes dans le Coran est une des manifestations que Dieu s’adresse à elles dans leur diversité contrairement aux radicaux.
Elles ne considèrent pas le voile comme une obligation de témoignage de la foi mais d’un choix personnel. Enfin, il faut se défendre de toute approche culturaliste de ces mouvements car ils adoptent une hybridité des trajectoires.

Deuxième courant : les militantes féministes croyantes

          Elles contestent l’interprétation inégalitaire sur la base de leur citoyenneté. Cela concerne par exemple le mouvement Sisters in Islam initié en 1988 en Malaisie ou même les groupes qui ont impulsé la réforme de la Mudawana au Maroc en 2004 qui améliore le statut des femmes.

Troisième courant : figures de l’islam politique engagées sur les droits des femmes

       Ces féministes arrivent plus tardivement, et descendent de l’idéologie de Hassan al Banna (renvoyant à une vision politique de l’islam). Les représentantes de ce courant sont les Sœurs Musulmanes en Égypte avec Zainab al Ghazali ou Nadia Yassine au Maroc.
       S. Latte Abdallah souligne qu’elles n’ont pas de liberté interprétative car leurs mouvements comportent des savants qui occupent une place centrale. Elles adoptent une position différentialiste en défendant l’égalité dans la vie publique et spirituelle et travaillant sur le rôle des femmes en politique, mais moins sur l’espace privé (où elles ont davantage une vision de complémentarité). Selon son analyse, elles sont davantage enclines à porter le hijab, acceptent que des femmes soient théologiennes mais non qu’elles accèdent à l’imamat. Elles constituent un féminisme plus identitaire et culturaliste et s’opposent à un féminisme colonial. Après les révolutions dans le monde arabe les féministes religieuses et laïques ont toutefois réussi à travailler ensemble pour l’égalité.
        Cette dernière partie fait réagir Mme Faouzia Charfi pendant le débat qui suit la présentation car, elle-même engagée en politique, se sent concernée par cette analyse mais Mme Latte Abdallah explique que c’est seulement une tendance qu’elle a observé dans les pays du Moyen-Orient.  


Nadia Aissaoui fait partie d’une ONG qui soutient les femmes dans la Méditerranée et a vécu la révolution avec elles. Selon elle, après les événements d’octobre 1988 en Algérie1 il y a une éclosion d’une société civile, une période d’euphorie et de visibilisation des mouvements islamiques. Les islamistes gagnent le premier tour des législatives, les femmes sont choquées et effrayées. Cependant, la répression de l’armée a conduit à plus de radicalisation et à plus de cent mille morts pendant la guerre civile de 1991 à 2001.
Les associations de femmes ont été laminées car elles étaient les premières cibles des islamistes armés et de la politique liberticide militaire. Après la guerre, une nouvelle génération de féministes prend le relais mais le système politique verrouillé, le clientélisme et l’usage de la violence sécuritaire réduisent le champ du débat. Les financements étrangers et les rassemblements sont interdits, c’est ainsi qu’elles entrent en clandestinité. Abordant l’épineux sujet du voile - malgré le fait qu’elle y soit opposée, voyant dans celui-ci le symbole du patriarcat (qu’elle assimile toutefois à des pratiques plus banales comme le maquillage ou les mini-jupes) - elle évoque à juste titre que l’interdiction de ce dernier rappelle aux communautés issues de l’immigration une pratique coloniale qui consistait à dévoiler de force des « femmes indigènes » au prétexte de les émanciper. Cette pratique répondait à un double objectif : humilier une population indigène en dévoilant ses femmes et assouvir un fantasme de dévoilement avec tout l’imaginaire érotique qu’il charrie dans la culture orientaliste. Cette partie fait évidemment réagir la salle, opposant des personnes qui défendent le libre choix du voile et les personnes qui y voient un symbole patriarcal (débat stérile qui ne répond pas réellement aux enjeux auxquels doivent faire face les femmes, musulmanes ou pas musulmanes, voilées ou non).
Nadia Aissaoui a travaillé aussi dans les banlieues parisiennes et selon elles les jeunes français issus de l’immigration se considèrent comme une « minorité », ne trouvant pas de place dans le récit national français. Pour elle, c’est pour cette raison qu’il faut reconnaître la mémoire coloniale et le rôle positif des populations qu’on appelait « indigènes » dans le combat contre l’Allemagne nazie et dans les luttes post-coloniales, cette omission crée de la frustration et prive des générations d’un « sens de l’identité ».


Pour conclure sur cette conférence je voudrais souligner que les intervenantes ont livré une analyse de qualité sur la situation des luttes féministes dans leurs pays mais que le débat a été décevant en ce qu’il ne faisait que remettre l’accent sur les points de détails habituels. Je voudrais simplement remercier et saluer toutes ces femmes qui mettent leur énergie au service d’une évolution (tant intellectuelle, que législative ou sociale) et qui renseignent le public de ces avancées pour permettre de nous élever dans un débat qui n’est pas toujours facile à mener.  

Yasmine


1 « La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également le droit de monter à la tribune. » extrait de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympes de Gouges.
2  Pauline Roland refusa de se marier et donna son nom à ses enfants : « Je ne consentirai jamais à épouser aucun homme dans une société où je ne pourrais pas faire reconnaître mon égalité parfaite avec celui auquel je m’unirais… »
3 « Quand on dit que c’est le général de Gaulle qui a donné le droit de vote aux femmes, c’est inexact. C’est la Résistance. Vous savez que les femmes se sont magnifiquement conduites pendant toute la Résistance. J’en ai connu des quantités. Il y en a eu 8 000 ou 10 000 qui ont été déportées pour faits de résistance, sans compter toutes les déportées raciales. Elles se sont acharnées, elles ont travaillé à l’ombre des hommes. Toutes les besognes difficiles, toutes les choses dangereuses, les liaisons, aller chercher ce qu’il y avait dans les boîtes aux lettres de la Résistance, aller repérer des lieux pour des parachutages ou pour que des avions puissent se poser clandestinement, prendre des trains dans des conditions impossibles ». Gilberte Brossolette, femme politique. 
4 Après une grève de grande ampleur dans la commune de Rouïba, les manifestations se propagent dans plusieurs des villes d’Algérie, manifestant un mécontentement social général et intersectoriel qui sera ensuite réprimé par l’armée. Le bilan des morts sera de cinq-cents personnes.

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