La question du statut personnel au Maroc : Approche historique, sociologique et juridique

Par Margaux Héricotte

La question de la place de la femme dans le droit a toujours suscité le débat, mais a permis d’apporter de nouveaux éléments dans sa composition. On observe clairement des avancées disparates selon les régions et Etats du monde. Au Maroc par exemple, la femme ne bénéficie pas des mêmes droits qu’en Tunisie et encore moins que dans certains pays d’Occident. Ceci s’explique en partie par les différences de structures sociales, par la variété de conception sociale et par l’emprise de la religion dans la société. La sécularisation, processus mental par lequel les individus et des groupes intériorisent la croyance religieuse qui devient alors une affaire personnelle et privée de la société en Occident, a fortement contribué à l’évolution positive du statut de la femme dans le droit et ces sociétés. Elle représente donc un processus par lequel les rapports familiaux ne sont pas régis par la norme religieuse. Les groupes sociaux connaissent une dynamique sociologique objectivement sécularisante alors que la conscience reste encore attachée à la norme religieuse. Cette séparation du politique et du religieux se produit sans même que les individus ne s’en rendent compte. Il n’existe pas de société où n’il existe que du sacré. Cependant des Etats comme le Maroc n’ont pas terminé leur processus complet de sécularisation dans des domaines tels que le droit de la famille. Et le poids de certains principes religieux reflète encore quelques contradictions.
La réforme du code de la famille, c’est-à-dire des règles relatives à la fois au mariage, à la filiation, ainsi que celles relatives aux successions, à l’héritage et au témoignage, n’est-elle que l’accompagnement juridique nécessaire de profondes transformations sociales qui font pleinement participer les sociétés maghrébines à un mouvement général vers la « modernité » ? Est-elle au contraire imposée de l’extérieur, le pouvoir politique usant du droit pour importer des modèles étrangers et contraindre la société à des mutations qui remettraient en cause son identité ?
Le Maroc est un pays déjà sécularisé à de nombreux niveaux, mais tout comme dans certains pays arabo-musulmans, le statut personnel garde une place particulière et semble avoir du mal à être assimilé au droit positif. Des avancées politiques et juridiques ont pourtant eu lieu afin de se tourner vers davantage d’égalité en faveur des femmes, mais les contradictions persistent.
Déjà sous le protectorat français, le maréchal Lyautey a joué un rôle déterminant dans la tentative de transformer le droit marocain, en modifiant le droit musulman afin de l’adapter aux nouvelles configurations juridiques et sociales. Cette première tentative de séparation du politique et du religieux n’a donc pas été complète, bien que le protectorat français a introduit la notion de droit positif, malgré l’emprise du droit musulman, encore en vigueur aujourd’hui. Cette interconnexion entre droit positif et droit musulman démontre bel et bien que la relation entre droit et société semble donc fondamental. Cette période de l’histoire a donc bien montré qu’il existe un continuum juridique de la réforme du droit de la famille en concomitance avec les avancées juridiques occidentales.
Comme il vient d’être évoqué, les représentations personnelles sont déterminantes. Il est impossible de dissocier un mouvement de réformes du statut personnel en omettant le rôle du changement social. Bien que l’éloignement total du droit musulman s’avère encore aujourd’hui difficile et que la considération croissante pour la femme et ses droits dans ce domaine est à relativiser, les mouvements féministes représentent l’un des principaux acteurs dans cette lutte pour l’égalité et la sécularisation. Il est donc primordial d’envisager la réforme de la société elle-même afin de mieux cerner les réformes en place.
Le Maroc indépendant a en effet agi en faveur des droits de la femme et de sa reconnaissance en tant qu’individu à part entière sur la question du droit de la famille. Les différents mouvements de
réformes à partir de 1957, ont permis d’allier les enjeux politiques à la modernisation du statut personnel, tout en renforçant le droit positif et la construction d’un champ juridique dans le Maroc post-colonial. Les gouvernements successifs au pouvoir ont apporté leur pierre à l’édifice et les musulmans ont progressivement assisté à la désuétude du droit musulman. Inconscients de ce changement profond, ils ont fini par s’y résoudre, bien que cela semble plus difficile à accepter en ce qui concerne le statut personnel et le code de la famille.
Ainsi, observe-t-on bien à travers ces quelques lignes les contradictions et les difficultés à séculariser le droit et la question du statut personnel. Il est important de mettre en perspective le rôle des acteurs cités précédemment, tout en rendant compte de la complexité marocaine, face aux différentes représentations culturelles, religieuses et sociales et de traiter donc de cette question épineuse à travers une triple perspective historique, sociologique et juridique.

LA CONSTRUCTION D'UN DROIT POSITIF MAROCAIN SOUS LE PROTECTORAT

On ne peut pas parler du droit marocain sans parler de la période coloniale, qui a posé les fondements du Maroc actuel, en apportant des transformations profondes dans le champ juridique. La plupart des codes et des lois actuellement en vigueur s’inspirent grandement du droit français. On trouve facilement dans l’histoire du XIXème siècle des indications qui donnent à voir que les transformations que la société a enregistrées dès cette époque ont profondément imprégné la sphère juridique. Le protectorat a su imposer ses propres valeurs et normes juridiques. Sous l’apparence du maintien de l’ancien système juridique aux côtés du droit moderne, le droit traditionnel semble finalement en grande partie subordonné.
Le droit applicable avant l’installation du protectorat se rattachait principalement au droit musulman et coutumier (‘orf). L’Islam apparaissait comme le fondement de la plupart des actions de l’Etat et constituait à ce titre une référence incontournable. Apparemment, cette prééminence de l’Islam n’est point remise en cause par les autorités du protectorat, mais le Protectorat français a réussi à établir un droit positif en aménageant le droit musulman. Le statut personnel reste pourtant épargné par les modifications françaises. Le sultan conservait alors ses fonctions religieuses et apposait son sceau sur la plupart des nouvelles règles juridiques. Mais, derrière cette fiction de conservation en apparence du pouvoir législatif par le sultan, le droit musulman perd progressivement sous le protectorat sa suprématie.

LA CONSTRUCTION DU CHAMP JURIDIQUE DANS LE MAROC INDEPENDANT : LA COMPLEXITE DE LA REFORME

Le code de la famille s’inscrit dès l’indépendance dans un processus de décision autoritaire et rapide au Maroc. Dès l’indépendance, la Moudawana marocaine a été le fruit d’un travail rapide. Elle a pris forme grâce au travail d’un groupe d’experts puis d’une commission, dans laquelle les oulémas à orientation salafiste sont prépondérants et dont le rapporteur, Allal El-Fassi, a oublié ses inspirations réformistes du passé. C’est donc entre novembre 1957 et avril 1958, qu’un premier Code marocain de statut personnel, fidèle au droit musulman est promulgué. En codifiant le droit sacré, le Royaume marocain souhaite prouver sa pleine souveraineté et pousse les juges à remplir leurs missions et à informer les justiciables des droits dont ils jouissent et des devoirs qu’ils assument. Ce code est donc un outil clair et essentiel, où le rôle des autorités religieuses est décisif dans la prise de décision et dans l’évolution du statut personnel. Toute réforme doit nécessairement passer par les autorités politiques et religieuses, afin d’être reconnues comme légitime.
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La Moudawana a dû répondre à des progressions sociales. Amendé une première fois en 1993 par Hassan II, ce Code de la famille a été révisé en février 2004 par le Parlement Marocain et promulgué par le Roi Mohammed VI le 10 octobre 2004.

Les volontés de réforme en 2004 ont été tout particulièrement propices à l’émancipation des femmes et de leurs droits. Les principes substantiels, toujours fondés sur les paroles du Prophète Sidna Mohammed, étaient les suivants1 :

  • « Adopter une formulation moderne et placer la famille sous la responsabilité conjointe des deux époux. Cette première idée s’appuie sur les paroles du Prophète: "les femmes sont égales aux hommes au regard de la loi. " »
  • « Faire de la tutelle un droit de la femme majeure, qu’elle exerce selon son choix et ses intérêts, et ce, en vertu d’une lecture d’un verset coranique selon laquelle la femme ne saurait être obligée à contracter un mariage contre son gré : "Ne les empêchez pas de renouer les liens de mariage avec leurs maris si les deux époux conviennent de ce qu’ils croient juste". »
  • « Assurer l’égalité entre l’homme et la femme en ce qui concerne l’âge du mariage, fixé uniformément, à 18 ans, en accord avec certaines prescriptions du Rite Malékite ; et laisser à la discrétion du juge la faculté de réduire cet âge dans les cas justifiés. Assurer également l’égalité entre la fille et le garçon confiés à la garde, en leur laissant la latitude de choisir leur dévolutaire, à l’âge de 15 ans. »
  • « S’agissant de la polygamie, veiller à ce qu’il soit tenu compte des desseins de l’Islam tolérant qui est attaché à la notion de justice, à telle enseigne que le Tout-Puissant a assorti la possibilité de série de restrictions sévères : " Si vous craignez d’être injustes, n’en épousez qu’une seule ". Mais le Très-Haut a écarté l’hypothèse d’une parfaite équité, en disant en substance : " vous ne pouvez traiter toutes vos femmes avec égalité, quand bien même vous y tiendriez " ; ce qui rend la polygamie légalement quasi-impossible. De même, avons–nous gardé à l’esprit cette sagesse remarquable de l’Islam qui autorise l’homme à prendre une seconde épouse, en toute légalité, pour des raisons de force majeure, selon des critères stricts draconiens, et avec, en outre, l’autorisation du juge. La polygamie n’est autorisée que selon certains cas, en respectant des conditions légales précises. »
  • « Renforcer l’égalité et l’équité entre les deux conjoints. De même qu’a été institué le divorce par consentement mutuel, sous contrôle judiciaire. »
    Comme l’exprime les différents points cités ci-dessus, la référence religieuse garde une place décisive dans l’évolution du Code de la famille au Maroc.
    Depuis plusieurs années, le Maroc a enregistré d’importantes avancées au niveau du cadre normatif, institutionnel et législatif relatifs à la protection et à la promotion des droits de l’Homme et des droits humains des femmes. Comme il vient d’être précisé, la réforme de la Moudawana a entrainé avec elle des débats et oppositions plus ou moins virulents entre acteurs politiques et/ou sociaux. Mais elle a également suscité le débat au sujet de ses répercussions. Les effets souhaités ont-ils été escomptés ? Les changements prévus s’opèrent-ils dans la réalité ? Les premiers résultats de la réforme ont donné lieu à des bilans vivement discutés. Malgré ces avancées, des discriminations et violations des droits des femmes subsistent encore aussi bien au niveau des législations en vigueur qu’au niveau des pratiques. Par ailleurs, l’harmonisation de ces législations avec les nouvelles dispositions constitutionnelles et les engagements pris par le Maroc tarde à voir le jour. L’intervention du législateur est donc déterminante, mais n’est pas toujours en accord avec le courant égalitariste homme/femme qui tend à devenir la norme, malgré les difficultés et contraintes observées.

Le rôle déterminant des juges représente un autre aspect du changement et doit être pris en considération. En effet, comme le développe justement Jean-Philippe Bras2, les nouvelles législations en place ont pu voir le jour de manière concrète, grâce à l’intervention des juges, magistrats et officiers de justice dans la mise en application du droit. Comme l’a justement précisé, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, la mise en application du nouveau code de la famille « reste tributaire de la création de juridictions de la famille qui soient équitables, modernes et efficientes ». Le succès de la réforme résulterait donc du travail efficace des juges, et de leur interprétation juste des textes, ce qui leur confèrerait un pouvoir d’appréciation, quasi inédit. Avec une telle explosion du droit positif, la jurisprudence entre elle aussi dans une phase de développement intense. Les cas particuliers, qui poussent à la réflexion en matière juridique se multiplient, poussant ainsi les juges à rendre des décisions nouvelles. La jurisprudence reste cependant largement ancrée dans une dynamique conservatrice, donnant alors une image relativement fermée à la magistrature marocaine. Les textes existent mais leur exécution est souvent soumise à l’appréciation de ces juges, encore trop souvent frileux et dépassés par les cas qui leur sont présentés. Ces derniers ne savent pas toujours comment traiter une situation précise et le vide juridique les pousse à traiter le dossier en fonction de leur background, de leur culture ou encore de leur connaissance de la société marocaine, ce qui est parfois très éloigné des réformes en place. Bien que la société soit en plein changement, que la référence religieuse ne demeure plus la référence constitutionnelle et juridique unique, que l’autonomisation des femmes soit en marche et que la recherche de toujours plus de droits légitimes fonde les préoccupations de certains citoyens et citoyennes marocains, ce n’est pas encore suffisant pour insuffler un véritable infléchissement des pratiques judiciaires. Elles restent donc fidèles aux valeurs sociales et peinent à se moderniser complètement.Dans ce contexte d’un bilan mitigé des résultats des réformes, la femme moderne et urbaine poursuit son combat à la recherche de toujours plus de droits, afin de défendre ses propres intérêts. Ceci se révèle à travers son autonomisation, son souhait marqué pour l’indépendance financière, mais également par la multiplication de procédures qui lui permettent de se protéger davantage.

La réforme des codes de la famille au Maroc est intervenue au terme d’un processus laborieux, sinon chaotique, qui a marqué les limites de la capacité du système politique à produire des valeurs communes à travers une régulation de type démocratique. Mais ce processus est également le signe, en filigrane, d’évolutions qui questionnent la société et la poussent parfois dans ses retranchements. Elle est alors confrontée à des oppositions, des vides juridiques parfois, mais tente tant bien que mal de poursuivre le chemin déjà bien entamé de démocratisation des droits des femmes et de sécularisation.


LA NECESSITE DE REPENSER LA SOCIETE ET LES REPRESENTATIONS SOCIO- CULTURELLES

Réformer les législations en cours, nécessite en parallèle une réforme des mœurs, notamment quand ces législations relèvent du droit musulman. En pays d’Islam, modifier les règles est souvent syno- nyme d’atteinte au contenu de la Révélation. Toute volonté de réforme du droit, et davantage du droit de la famille, semble se heurter à cet obstacle. Cependant que faire avec l’évolution du contexte ? Comment réformer sans pour autant déformer la parole divine ? Il ne faut pas oublier que les paroles de Dieu ont été annoncées et décryptées dans un certain contexte, bien loin des notions de droit et de liberté actuelles. L’aspect temporel et contextuel est crucial afin de comprendre la né-
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cessité de réformer et d’être en phase avec son temps. L’évolution des mœurs, des manières de pen- ser, des représentations expliquent en grande partie les différences d’interprétations auxquelles on assiste aujourd’hui.
Outre le caractère religieux de la société marocaine, la persistance de la culture patriarcale dans le pourtour Méditerranéen est un second frein à l’avancée des réformes. Bien que la Moudawana s’inscrive dans un processus de coopération entre le mari et la femme au sein de la famille conju- gale, la perpétuation de la conception patrilinéaire de la famille reste bien présente et continue de représenter un des piliers centraux de la société marocaine. Dans son ouvrage, De la grande famille aux nouvelles familles3, Camille Lacoste-Dujardin précise cela en montrant la pleine transformation et reconstruction des structures familiales, héritières de la lignée patrilinéaire. Elle ajoute que ces transformations diffèrent selon les pays arabo-musulmans et qu’il existe donc des degrés dans l’idéologie de la patrilinéarité. Mais comme toute période de changement, le Maroc et les sociétés maghrébines en général semblent se confronter à un paradoxe grandissant. Il existe d’une part une aspiration au changement, une volonté d’abandonner ce système de représentations, cette idéologie ; mais d’autre part, la cristallisation de celle-ci dans certaines parties de la société. Le premier mou- vement se développe davantage au sein des milieux urbains, dans les grandes villes comme Rabat, Tanger, ou encore Casablanca. Ceci s’explique notamment par l’influence du modèle européen mo- derniste, où la femme connait une évolution de ses droits et ne cesse de gagner en autonomie et en indépendance. Dans les zones rurales, les femmes jouent également un rôle déterminant dans la vie économique, puisqu’elles participent au travail agricole, mais leur influence politique reste souvent limitée. Non pas désintéressées par les discours et ambitions politiques, la gente féminine prend moins partie, participe peu à la vie politique, se focalisant davantage sur la vie associative et locale de leur village. Malgré leurs apparentes différences, les deux mouvements se complètent et ne sont pas si sectarisés que cela. Les influences sont de part et autre. Les plus citadins et modernistes sont parfois encore très traditionnels sur certains aspects de la société, tels que le rôle déterminant du chef de famille masculin. Certains perpétuent cette idée selon laquelle l’homme doit garder sa liber- té, et son pouvoir en tant que chef de famille, tandis que la femme, malgré son autonomisation doit tout de même rester respectueuse des valeurs traditionnelles marocaines et ne pas contrarier son époux. Il s’agit donc d’allier en permanence un courant qui tend à réduire, voire détruire les an- ciennes solidarités mécaniques, à un autre, plus conservateur qui cherche à reconstruire une nou- velle cohérence. Opposer ces deux mouvements reviendrait à réduire la société marocaine à une contradiction trop simpliste. Il n’est pas possible, ni même juste, de vouloir modéliser cette société si complexe et si riche. L’imposition de modèles figés à une société, finit par la dénaturer et n’est donc pas appropriée pour appréhender et comprendre la complexité de cette réalité marocaine, aux influences variées. La société maghrébine est encore en construction et s’appuie sur différents cou- rants pour trouver un équilibre, un juste milieu répondant au mieux aux attentes des différentes couches de la population. Satisfaire au plus grand nombre, sans pour autant oublier les minorités, tout en tenant compte des avancées modernistes et des traditions ancrées au sein de la société, est une tâche difficile et de longue haleine. Les évolutions sociales parfois rapides sont difficiles à anti- ciper et peuvent prendre du temps à faire l’unanimité.
Il est souvent avancé, et ce à tort, que le fait que la société marocaine et les sociétés arabes soient musulmanes, implique nécessairement des pratiques sociales musulmanes. Mais bien que le poids de la religion soit toujours important dans le Maroc actuel, les comportements et pratiques indivi- duelles se réfèrent peu à la religion. Cette confusion du normatif et du factuel ne se vérifie donc pas de manière empirique.
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Comme l’avance Haoues Séniguer4, les protestations au Maroc depuis 2011 prouvent la sécularisa- tion progressive de l’ordre politique et social, ce qui influence bien évidemment le domaine de la famille, qui entre lui aussi dans cette même dynamique. Mais le processus de sécularisation, sou- vent incomplet, semble s’appréhender différemment selon les secteurs. Celle-ci ne signifie pas le re- flux du religieux de la société, mas préconise de nouvelles façons de se référer à la religion. Ce pro- cessus semble aujourd’hui échapper à la volonté des individus qui finissent par s’adapter aux chan- gements sociaux et aux nouvelles conceptions. Le religieux a désormais tendance à perdre son ca- ractère transcendant dans l’espace public, favorisant les agents à être plus tolérant et plus ouvert en matière de pratiques sociales. Comme le défend également Stéphane Papi, le monde musulman n’a jamais été vraiment sécularisé et que la loi religieuse y est toujours restée une référence importante pour le peuple »5. Ce constat expliquerait donc en partie la résurgence du fondamentalisme isla- mique.
L’application de l’islam dans la sphère individuelle résulte d’un processus lent encore en marche, qui ne s’adapte pas à l’ensemble du territoire. Pour un grand nombre de marocains, principalement installés dans des zones rurales, excentrées des bastions de la modernité les liens entre vie publique, vie privée et religion, restent encore complexes. La sécularisation au Maroc se poursuit, mais se res- treint à une certaine catégorique de la population. La religion musulmane est moins prégnante dans les discours publics et engage de moins en moins les comportements individuels. L’individualisa- tion et la privatisation de la religion s’imposent donc progressivement. C’est donc dans ce cadre que la Moudawana perd peu à peu son caractère religieux pour s’inscrire dans le cadre d’une législation adoptée par des hommes. Désacralisée, elle ne peut être amendée que par le législateur, acteur pro- fane. Les oulémas se voient donc transférer leur pouvoir en faveur des autorités politiques. D’autre part, la Moudawana n’est donc plus caractéristique d’un enseignement réservé aux mosquées, mais elle est enseignée dans les universités de droit, au même titre que le droit positif. Enfin, elle est dé- sormais interprétée par des juges spécialisés en droit musulman nouvellement formés aux tech- niques du droit positif.
Ce processus de sécularisation subit toutefois des critiques et se voit parfois être mis à mal par les plus conservateurs et les islamistes, qui ont encore du mal à accepter ce pas franchi vers une sépara- tion du politique et du religieux.

CONCLUSION

Les avancées juridiques et sociales au Maroc vis-à-vis de l’évolution du statut de la femme sont à la fois nombreuses et déterminantes. Les deux réformes majeures du Code de la famille en 1993 et 2004 sont le résultat d’une demande toujours plus importante en matière de reconnaissance des droits humains et féminins. Mais ce processus a pris du temps et a demandé une réforme juridique de fond. Autrefois dictées par la norme religieuse, les règles juridiques se sont peu à peu autonomi- sées de cette emprise religieuse, pour se transformer, notamment sous l’influence du Protectorat, en droit positif. Cependant, le domaine du statut personnel et donc de ce qui relève de l’amélioration du statut de la femme et de la reconnaissance de l’égalité des droits entre hommes et femmes peine à s’émanciper du droit musulman. Il s’agit du seul domaine encore quelque peu influencé par la norme religieuse. Pourtant le processus de sécularisation est bien en marche, bien que des réticences freinent encore parfois le changement. Mais l’une des meilleures preuves de ce processus d’amélio- ration reste la première réforme de la Moudawana en 1993 qui a permis la désacralisation du Code du statut personnel. Ce premier changement a marqué la possibilité de modifier ces normes qui
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étaient jusqu’à présent difficilement remises en cause, car relevant du sacré et du religieux. Ce com- bat s’est poursuivi à travers différentes étapes et tentatives de réformes et a véritablement connu son apogée en 2004, avec la réforme du Code de la famille qui a fait émerger un nouveau principe d’équité entre les sexes. Le mouvement est désormais en marche et le processus est encouragé par les évolutions des représentations individuelles et collectives à la fois dans l’espace public et privé. Les acteurs engagés qui se sont multipliés ces dernières décennies, prennent de plus en plus ouver- tement la parole, dans une société qui tend à toujours plus se démocratiser. Le débat public est donc ouvert. Les problématiques qui suscitent le débat dans l’espace public relèvent essentiellement de la question fondamentale des droits et libertés individuelles. Elles ne cessent de se multiplier actuelle- ment et révèlent une fois de plus les oppositions. La prépondérance des comportements conserva- teurs et l’influence des courants extrémistes et islamistes parviendront-ils à renverser cette tendance démocratique ? En effet, leur pouvoir se révèle être de plus en plus fort dans un contexte d’incerti- tude politique et sociale. Cette question de la sécularisation est donc intimement liée à celle de la démocratisation du Maroc, où les débats politiques sont certes ouverts, où les différentes parties prenantes parviennent à faire entendre leur voix, mais où les représentations personnelles et les mœurs peinent à passer définitivement à la séparation du politique et du religieux. Cette initiative semble être la seule issue possible à l’égalité parfaite des genres et à la reconnaissance absolue des droits individuels humains. Pourtant, malgré bien des tentatives, la norme religieuse représente un enjeu de taille, difficile à déconnecter du politique. Sa Majesté le Roi Mohamed VI, en tant que commandeur des croyants, se doit de tenir son rôle et d’allier constamment les deux variables que sont la modernité par les réformes juridiques et les principes religieux. La référence à l’Islam est alors nécessaire, en particulier au sujet du statut personnel. Sans cette référence, la réforme connai- trait des difficultés de légitimation et d’acceptation par quelques politiques et une partie de la popu- lation. Comment satisfaire au plus grand nombre, tout en gardant intrinsèquement liées des valeurs non pas contradictoires mais difficilement complémentaires ? Il s’agit là d’un processus long et pé- rilleux qu’est en train de connaitre le Maroc, mais qui assure et garantit son évolution et sa pérennité.

1Référence au Bulletin Officiel numéro 5358, rédigé par le Consulat Général du Maroc et publié le 6 octobre 2005 « MOUDAWANA CODE FAMILLE : DAHIR Num 1-04-22 DU 12 HIJA 1424 (3 FÉVRIER 2004) PORTANT PROMULGATION DE LA LOI ».
2Jean-Philippe Bras, « La réforme du code de la famille au Maroc et en Algérie : quelles avancées pour la démocratie ? », Presse de Sciences Po, Critique internationale, 2007/4-numéro 37, pages 93 à 125
3Camille Lacoste-Dujardin, « De la grande famille aux nouvelles familles », Maghreb, peuples et civilisations 1995, La Découverte, 192p.
4Séniguer Haoues, « Les paradoxes de la sécularisation/laïcisation au Maroc », Confluences Méditerranée 3/2011 (N° 78), p. 49-62
5Nathalie Bernard Maugiron, Papi Stéphane, L’influence juridique islamique au Maghreb. Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, numéro 129, juillet 2011
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